Hypnose éricksonienne

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Consultant Ressources Humaines, Hypnothérapeute, Coach

lundi 17 août 2015

LE TRIANGLE TRANSGÉNÉRATIONNEL


"le triangle transgénérationnel s’étend sur trois générations: le parent est au sommet d’une triangulation dont les deux autres termes sont ses parents d’une part, et son enfant d’autre part."

Bertrand CRAMER

Le triangle transgénérationnel,

 par Bertrand Cramer


Bertrand Cramer est psychanalyste et chef du dispositif de psychiatrie infantile à Genève. Selon lui les troubles ne se situent pas chez l’enfant ou chez ses parents mais dans leur relation, leur interaction fantasmatique.
Il nous décrit brièvement dans cet article ce qui se joue et se noue dans les liens qui unissent entre elles les générations qui composent une famille et de ce qui en découle, d’aussi surprenant parfois que mystérieux. 
« Que l’enfant ait ou non connu ses grands-parents, que tel événement les impliquant soit ou non réellement advenu, qu’ils aient manifesté ou pas tel comportement à son égard, ne constituent qu’autant de cas d’espèce du fait plus général de leur position primordiale dans les liens inconscients qui, au travers des générations, vont caractériser l’organisation de son univers fantasmatique. »
Alain de Mijolla, Les Visiteurs du moi

Le triangle œdipien se joue entre deux générations : l’enfant et ses deux parents.
La résolution du complexe d’Œdipe dépend de la qualité de l’identification prédominante avec le parent du même sexe et l’abandon progressif, le plus souvent mitigé, de l’investissement libidinal pour le parent de sexe opposé, puis son déplacement et sa transformation vers un nouvel objet.
Ce qu’on peut appeler le triangle transgénérationnel s’étend sur trois générations: le parent est au sommet d’une triangulation dont les deux autres termes sont ses parents d’une part, et son enfant d’autre part.
Là aussi, il s’agit – pour le parent – d’opérer un abandon ou un deuil progressif de l’objet parental – soit du même sexe, soit du sexe opposé – pour arriver à la résolution de l’attachement œdipien primaire afin d’investir le nouvel enfant sur un mode aussi objectal que possible : il s’agit de découvrir l’enfant dans sa différence, en respectant son individualité propre, tout en opérant – par transformation et déplacements sublimés – une conversion des investissements œdipiens primaires. La réussite de ce processus d’éloignement et de diversification permet au parent d’adopter l’enfant nouveau, tout en assurant – en filigrane – une référence aux représentations de ses propres parents. Ainsi, il y a toujours dans l’accueil du nouvel enfant un effet de surprise pour ce qu’il apporte d’inédit et de nouveau : garçon plutôt que fille attendue, intense avidité plutôt que placidité espérée, activité plutôt que passivité escomptée. Dans ce sens, l’enfant est perçu comme un mystère, une énigme même, surtout qu’il s’exprime peu.
Simultanément, sur l’enfant se renouent des attaches qu’on croyait défaites et passées. « Les prénoms que nous donnons à nos enfants font d’eux des revenants », disait Freud. La naissance de l’enfant offre un support matériel, vivant à des investissements anciens restés en veilleuse. C’est ainsi que se construit le troisième pôle du triangle : le parent fait glisser sur l’enfant des représentations d’objets ou de fantasmes d’objets ou encore de modes pulsionnels – libidinaux et agressifs – qui caractérisent les relations du parent, dans son enfance, avec ses propres parents. On pourrait dire qu’il y a transfert sur l’enfant d’investissements anciens, constitutifs de la névrose infantile et du conflit œdipien du parent.
Ce glissement, favorisant la répétition, est un élément ubiquitaire du lien parent-enfant. Il est exprimé diversement selon les cultures, la reproduction pouvant être quasiment isomorphique, sur un mode de réincarnation, comme dans certaines cultures traditionnelles africaines.
Il peut être ancré par des désignations (le prénom), par l’attribution de biens matériels qui assurent la continuité, comme dans les familles aristocratiques de l’ancien régime.
Dans notre culture qui favorise plutôt l’auto engendrement de l’individu, la transmission est moins consciente et obligatoire. Elle est plus subtile, suivant l’ordre de répétitions inconscientes, dont les effets se manifestent bruyamment lors de l’éclosion de symptômes chez l’enfant.
Il faut ajouter – dans cette dynamique de transmission – que le besoin de reproduire l’ancien et le perdu peut être très variable dans son effet de contrainte ; il peut s’agir d’assujettissement et d’aliénation comme dans les épinglages d’identité pathologique. Il peut agir par l’intermédiaire de crypte, c’est-à-dire les motivations cachées, parfaite- ment inconscientes et vécues par des agirs du récipient, qui ne sait pas qu’il est mu par la présence en lui d’un objet étranger; ça peut être décrit sous la forme de fantasmes d’identification comme « Les visiteurs du moi » décrits par Mijolla [1]. Ça peut être encore des présences inquiétantes qui se manifestent comme des revenants ou des fantômes, quand le parent se convainc qu’il voit son père ou sa mère dans l’attitude ou la prestance de son enfant.
Il y a toute une gradation dans le degré de réalité que le parent assigne à ce qui revient, au retour du « revenant » : solide, indiscutable, dégageant la présence d’une statue de commandeur, pesant comme un monument commémoratif. L’enfant est vécu comme possédé; il est envahi, aliéné par la présence d’un absent et vient à dire: « Je est un autre ».
Mais l’objet transféré sur l’enfant peut apparaître fugacement, sur un mode allusif, à des moments particuliers ou dans une situation transitoire : il peut faire peur soudainement ou – au contraire – peut fournir un sentiment de victoire sur la perte des investissements anciens.
Au niveau le plus sublimé de ces retours, l’enfant ne fait qu’évoquer sur un mode symbolique le maintien d’une filiation, la pérennité de biens psychiques et la victoire sur la mort. L’enfant prend alors la qualité de repère, allusion d’une retrouvaille du père ou de la mère du parent. Il rassure dès lors, comme garant d’affiliation et comme assu- rance de continuité.
C’est l’occasion de souligner que la transmission transgénérationnelle est un processus essentiel au maintien et à la réminiscence des attachements anciens ; elle permet l’investissement libidinal et narcissique du nouvel enfant, atténuant le choc qu’impose la naissance de l’enfant réel, qui menace de contraindre une création de novo d’un investissement de l’étranger et l’énigmatique qu’est le bébé qui ne parle pas : l’infans mystère.
L’attachement à l’enfant réel est menacé de deux côtés : soit l’enfant est perçu comme trop inconnu et crée une inquiétante étrangeté faisant de lui un martien ; soit il est trop envahi par la répétition du même et crée l’effroi du retour du revenant.
Dans les deux cas, l’enfant peut causer l’effroi et l’inhibition d’attachement.
Il s’agit donc pour le nouveau parent d’établir un équilibre optimal entre une tendance naturelle à inscrire l’enfant dans une filiation et une nécessité de considérer le nouveau venu comme un être différent, inconnu, investi sur le mode de l’altérité.
Applications cliniques :
A première vue, il y a deux domaines principaux pour l’application clinique du concept de transmission transgénérationnelle.
En pratique psychanalytique de l’adulte, il s’agit de retrouver les filiations des processus identificatoires : l’idéal du moi, l’interdit sur-moïque et, d’une façon générale, l’investissement des valeurs peuvent être les principaux dépositaires de traditions qui remontent à plusieurs générations. Il s’agit de fantasmes transgénérationnels dont la préhistoire est parfois rapportée par le patient : des événements bouleversants ont souvent initié un mythe familial manifesté par des attitudes politiques ou religieuses, par des idéologies qu’il s’agit de réaliser dans les attitudes journalières, dans un choix de vie, de profession ou de conjoint.
Des traits de caractère sont les applications vécues d’un idéal, d’un mode d’être qui a été développé lors de générations antérieures. Le retour du revenant lui-même n’est pas forcément le but du scénario : c’est une attitude, un mode de défense caractéristique qui est la séquelle de sa présence ; à son insu, le sujet réanime l’ancêtre par la mise en pratique d’un trait de caractère, d’un geste, qui est la marque, le signe vivant de la fidélité à l’ancêtre.
L’autre application clinique se joue dans le cadre de psychothérapies psychanalytiques de parents avec un jeune enfant (moins de 36 mois).
Dans ce cadre, on ne saisit pas comment le sujet incarne à son insu, par le biais d’identifications, des objets anciens, ou des investissements précieux des générations précédentes. En contraste, on saisit le mécanisme d’induction par lequel le parent introduit l’enfant dans les rails de la tradition. Cette induction a une partie plus ou moins consciente qui prend souvent l’habit de ce qu’on appelle l’éducation.
Mais – dans les consultations thérapeutiques – on assiste beaucoup plus à la fabrication inconsciente de revenants ou de reproduction d’investissements précieux de l’ancêtre dans l’enfant.
C’est dans le post-partum, lors d’une forme de transparence psychique intense chez la mère, que l’on perçoit le mieux ce jaillissement projectif volcanique dont les figures vont saisir avec précipitation l’enfant. C’est comme si la représentation de l’enfant ne pouvait rester vierge même un instant ; elle doit être investie, prise de force, comme lorsqu’une armée envahit une cité. Le bébé n’a pas émis son vagissement inaugural qu’il est déjà pénétré de qualifications : «belle comme ma mère»« les yeux violents de mon père »; immédiatement rattaché aux divinités tutélaires, on le propulse dans une destinée : « il sera celui qui nous réconciliera » ; « elle sera celle qui m’aimera vraiment ».
Le bébé a déjà une biographie qui porte les traces de sa préhistoire et qui le tend vers un but, dominé par les parents. Ce qui frappe, c’est l’absence de vide, de silence ; c’est aussi la multitude des fées autour du berceau – avec leurs prédictions – et des fantômes, avec leur désir d’incarnation.
Qui sont ces fantômes qui rôdent autour des berceaux ? Les plus visibles, les plus attendus peut-être, ce sont des représentations des grands-parents et des frères et sœurs des parents. Ils sont de bon augure si on les aimait. Ils sont porteurs d’angoisse si on les craignait. Ils vont créer une lutte s’il étaient des frères rivaux ; ils vont faire rôder la mort s’ils étaient haïs.
Mais la filiation peut tout aussi bien être narcissique : c’est un aspect refoulé ou clivé de la mère qui est perçu chez le bébé; ce dernier sera ressenti comme avide si la mère s’est vécue ainsi ; il sera craint s’il devait reprendre le fil des colères infantiles du parent. Il devra être adoré et servi si la mère aurait voulu être adorée et servie par sa mère.
C’est par des filiations narcissiques que la mère – ou le père – fera passer à son enfant une idéologie particulièrement investie.
Les idéologies qui se déploient le plus fréquemment concernent les thèmes fondamentaux des humains : la confrontation de la puissance et de la faiblesse, avec leurs corollaires : activité – passivité, la différence entre les sexes, les attributs de la femme et de l’homme; l’union et la séparation, le même et le différent ; la violence avec son cortège de figurants ; le mépris, la domination, la douleur infligée, la destruction et la mort ; l’amour sous toutes ses formes depuis la douceur jusqu’à la passion.
D’emblée le bébé devient partenaire dans des scénarios où se répartissent entre parents et enfant les différents rôles assignés par ces fantasmes idéologiques. J’emploie ce terme d’idéologie, car on s’aperçoit que le scénario qui se fige entre ce parent et cet enfant est l’illustration d’une « Weltanschauung » plus large qui définit la position du parent en général, face aux autres, face à la vie.
Prenons un exemple de cette matérialisation d’idéologies dans le commerce mère-enfant précoce:
Graziella amène sa fille Sofia – 13 mois – pour un trouble du sommeil. Cette mère craint le silence et la solitude. En fait, elle invoque rapidement la troisième pointe de son triangle transgénérationnel : sa mère, qui a souffert de dépression. Graziella attribue la dépression de sa mère au fait qu’elle a été épuisée par 4 enfants nés en 5 ans, et elle se sent particulièrement responsable de cette dépression car elle avait été un bébé énorme (5 kg), causant une déchirure à l’accouchement, suivie d’une hystérectomie. La déchirure devient – dans son discours – le signifiant de la souffrance, et c’est par là que commence la généralisation qui évolue en idéologie de la différence des sexes : « Les femmes sont faites pour souffrir ; les hommes ne connaissent pas cette souffrance… La maternité, ça n’est pas du plaisir. Il y a toujours le retour de la monnaie : souffrir, ça fait partie de la maternité. On souffre quand ils ont mal ; et puis, accoucher, ça ne se passe pas comme ça. On n’ouvre pas le robinet et puis ça sort ». Un peu plus loin : « C’est plus facile d’être un garçon ; moi j’ai dû faire des choses que mes frères n’étaient pas obligés de faire. Pour moi, la différence c’est ça ! ». Plus loin encore : « C’est plus facile d’être un homme pour beaucoup de choses ; même les lois sont faites par les hommes. Tout est fait par les hommes ! » Ces généralisations finissent en idéologie de la supériorité masculine et du masochisme incontournable de la femme, identifiée à la mère.
Résumé :
Le triangle œdipien est vu généralement comme se jouant entre deux générations : les parents et l’enfant. La pratique des thérapies conjointes avec parents et enfant permet d’imaginer une autre structure triangulaire : le parent projette sur l’enfant l’image de son propre parent. Le triangle s’étend alors sur trois générations. Cette projection peut véhiculer des formes de relation, des valeurs, des modes d’être. C’est le conflit œdipien original du parent à ses parents qui va être déplacé sur l’enfant, faisant de lui le troisième angle du triangle transgénérationnel. La reconstruction de cette filiation peut être faite également en psychanalyse d’adultes.
Ce qui illustre la transmission transgénérationnelle d’un tel fantasme sur trois générations, c’est que – lors de la grossesse suivante de Graziella – Sofia fit une rétention de selles entraînant de vives douleurs à la défécation ; Graziella était persuadée que cela avait entraîné une fissure anale chez Sofia, malgré le démenti du pédiatre.
La déchirure – elle encore – devait matérialiser la destinée de souffrance, reliant fille, mère et grand-mère par son empreinte. Il y a filiation des femmes par évocation de la nécessaire souffrance et par sa matérialisation dans la chair.
On pourrait résumer le contenu de la transmission transgénérationnelle – dans ce cas – par la nécessaire déchirure comme fondement caractéristique de la condition féminine.
Dans cette chaîne matrilinéaire, chaque nouvelle génération de femmes devrait faire sienne cette idéologie de la castration, en l’incarnant dans sa propre chair, puis en la transmettant à l’enfant à venir.
C’est cette nécessité de la répétition et de la création d’un même dans l’enfant qui assure la continuité. Mais une question persiste : d’où vient la force et le dynamisme de cette reproduction du même ?
On pourrait simplement évoquer cette adhésivité du narcissisme, qui tend à se reproduire éternellement. Mais une dynamique œdipienne s’ajoute à cette dimension, assurant le maintien d’attachements anciens.
C’est la culpabilité œdipienne de Graziella qui la contraint à revivre dans sa chair la déchirure qu’elle a infligée à sa mère, lors de sa naissance, selon une logique du talion typique, dans une première répéti- tion. L’hystérectomie qu’elle a fait subir à sa mère par sa naissance a été reprise en après-coup lors de l’élaboration de son conflit œdipien.
Mais s’ensuit une généralisation, l’entraînant à appliquer le principe de la déchirure à l’ensemble de la gent féminine. D’un conflit particulier, on glisse dans une idéologie de la castration féminine, la générali- sant à l’ensemble des femmes : ce phénomène est matérialisé dans une répétition au niveau de la génération suivante, prenant l’enfant comme support de la généralisation : la fille de Graziella devra, elle aussi, être marquée par la déchirure.
On peut proposer – comme je le fais ici en employant la métaphore de la triangulation – que l’enfant est prise à son tour dans la conflictualité œdipienne : elle aussi doit être soumise à la vindicte œdipienne et être marquée par la déchirure.
En capturant sa fille dans les filets de la punition œdipienne, Graziella inflige la blessure par envie du potentiel générateur et procréatif de Sofia ; elle l’investit comme rivale potentielle, lui inflige la castration, s’assurant par cette continuité qu’aucune fille ne dépasse sa mère dans la gloire génératrice. Cette victoire anticipée, cette castration préprogrammée sur un bébé, est d’ailleurs d’emblée marquée par la culpabilité : Graziella – comme beaucoup de mères – est torturée par l’angoisse au sujet de sa fille ; elle s’inquiète pour sa santé, se soucie de ses symptômes et craint les effets délétères à long terme de son ambivalence envers sa fille. Elle développe alors le symptôme de la mère incompétente, se reprochant ses manquements maternels, ce qui l’amène à consulter le spécialiste.
La boucle est fermée : Graziella se reproche d’avoir déchiré sa mère autrefois et s’accuse maintenant d’être une mère insuffisante. Le conflit œdipien se perpétue ainsi d’une génération à l’autre, ce qui le fait apparaître comme une sorte d’archétype supra-individuel, une catégorie transcendante qui se présente dès lors comme inscrite préalablement et de manière atemporelle dans l’inconscient.
Ce qu’apporte l’étude de la transmission transgénérationnelle est la dynamique d’une création, à chaque génération, du conflit œdipien, en complément à sa vision supra-individuelle, catégorielle et universelle.
(Article reçu en mai 2003 ; accepté en novembre 2003)
 Références bibliographiques :
[1] MIJOLLA DE A.: Les visiteurs du moi, Les Belles Lettres, Paris, 1981. 
Bertrand Cramer est l’auteur de plusieurs articles et ouvrages, portant sur la nature des projections parentales sur l’enfant et leur impact sur son développement. Si elles sont nécessaires et structurantes, certaines peuvent également en entraver le processus normal et organisateur. 
 Que deviendront nos bébés ? Que peut-on prévoir ? Comment seront-ils ? Voici l’histoire de Gwen, petite fille qui voulait devenir androgyne ; voici l’histoire de Jimmy, qui voulait toujours dormir avec ses parents ; voici l’histoire de Maria, fillette dépourvue d’identité ; voici l’histoire de Marielle, aux dons extraordinaires pour écouter et comprendre les autres. Des destins d’enfants suivis depuis la toute petite enfance par l’un des grands pédopsychiatres d’aujourd’hui. Pour que les enfants vivent le mieux possible ; pour que les parents vivent le plus harmonieusement possible avec leurs enfants.

L'AVENIR RÉSIDE DANS LE PASSE


"L’enfant en devenir est pris dans les mailles des rets générationnels, tissés par les lignées des deux parents et dont il vient renforcer le nouage, mis en place au moment de leur rencontre"

Adeline LANDOLT

L’avenir réside dans le passé


« L’homme est dès avant sa naissance et au-delà de sa mort pris dans la chaîne symbolique, laquelle a fondé le lignage avant que s’y brode l’histoire. »
                                     Jacques Lacan[1]
La naissance est la conséquence de l’accouchement et constitue le passage entre deux univers, deux mondes qui ne peuvent se rencontrer et dont seul le nouveau-né peut témoigner. Chacun d’entre nous a résidé dans cet espace clos dont nous paraissons avoir tout oublié. Mais de quoi pourrions-nous nous souvenir, alors que nous étions seuls, à l’abri des influences de l’extérieur ?
Dans certains pays, selon les croyances, à la naissance de l’enfant les ancêtres sont remerciés de l’avoir protégé. Nos sociétés ne sont pas coutumières de cette tradition, bien qu’on reste troublé par cet inouï  et magique processus de vie qui s’est déroulé pendant la gestation. Tout au long de cette période, l’enfant balance entre le statut de sujet et le statut d’objet, d’être avant de naître car parlé et pensé. Il existe déjà dans l’imaginaire de ses deux parents et de l’entourage mis dans la confidence de son existence.
On le croit seul et à l’abri dans son berceau utérin, mais la mère, le père, les frères, les soeurs, les grands-pères, les grands-mères, les oncles, les tantes… et tous les aïeux se penchent sur lui et l’entraînent dans une folle farandole dont ni eux ni lui ne contrôlent le rythme et la fougue. Soulevé, emporté, déplacé, le bébé virtuel valse dans l’imaginaire familial, incapable de résister aux projections inconscientes des lignées dont il est issu. 
Dès le moment de sa naissance au-dedans, la subjectivité de l’enfant va passer par les investissements et les identifications, conscientes et inconscientes, de ceux qui l’ont conçu : « On est tissu avant d’être issu », note avec justesse A. Ruffiot[2]Fil de la trame du roman familial, le bébé à naître est à la fois le descendant et l’ancêtre ; assigné à une place dans la succession des générations, il est le représentant inconscient des rêves parentaux et des fantasmes familiaux. 
L’enfant en devenir est pris dans les mailles des rets générationnels, tissés par les lignées des deux parents et dont il vient renforcer le nouage, mis en place au moment de leur rencontre. Des alliances inconscientes qui se sont formées à cette occasion, il va en être le gage et le garant. Elles vont être déterminantes pour le sujet. C’est sur cette base qu’il construira son individualité, son avenir psycho-socioculturel. Introduit dans « le corps fantasmatique familial »[3], le psychisme de l’enfant utérin devient un maillon de la chaîne des générations. Il va s’opérer à cet effet une réorganisation des places et des rôles de chacun dans la dynamique intergénérationnelle et dont va dépendre l’aptitude des deux parents à la parentalité.
« L’hérédité psychologique interroge la filiation et l’affiliation en établissant entre les générations « une continuité psychique dont la causalité est d’ordre mental (…). Elle ne se manifeste pas moins par la transmission à la descendance de dispositions psychiques qui confinent à l’inné. »
                                                                                                                J. Lacan[5]
Etre sujet d’un groupe familial détermine la subjectivité de l’enfant en devenir, dans l’intersubjectivité et dans l’espace qui lui est concédé. A sa naissance, souligne E. Granjon, « « le mandat familial » lui est transmis par l’intermédiaire d’un  « contrat narcissique » lui offrant une place dans l’ensemble et l’invitant à prendre la parole dans la suite de la chaîne de discours qui l’ont précédé. »[6] Les déterminants traversent les générations et le fœtus est déjà porteur d’une histoire, constituée des traces mnésiques des relations aux générations antérieures. Ce sont des « signifiants préformés », qui « nous devancent et nous annoncent »[7].
En 1932, S. Freud met en évidence que le Surmoi ne résulte pas uniquement de l’intériorisation des interdits et des exigences parentaux, mais s’édifie d’après le Surmoi parental, représentant de la tradition. Quelques années plus tard, il écrira dans l’Abrégé de psychanalyse : « En dépit de leur différence foncière, le ça et le Surmoi ont un point commun, tous deux, en effet, représentant le rôle du passé, le ça celui de l’hérédité, le Surmoi, celui de la tradition, tandis que le Moi est surtout déterminé par ce qu’il a lui-même vécu, c’est-à-dire par l’accidentel et l’actuel. » Le Surmoi perpétue le mythe familial en délimitant l’interdit, en imposant au clan son cortège de réprobations, de condamnations, de prohibitions et de censures, entraînant la disqualification dans leur sillage. Un événement traumatique dont on ne peut se souvenir ne peut se dire, mais tel un fantôme s’installe dans la psyché, y domine et triomphe de son pouvoir, sur plusieurs générations. Un enfant peut venir témoigner de la présence fantomatique, en révélant à son insu ce qui devait rester caché et ignoré. Sa symptomatologie est aussi silencieuse que le fantôme dont il est possédé. Les parents transmettent ainsi, à leur insu, un fantôme dont eux-mêmes peuvent être les héritiers. Abraham et Torok soulignet que le fantôme n’a pas d’énergie propre et qu’il poursuit en silence son œuvre de déliaison dans l’inconscient de celui qui l’abrite, après avoir transité par celui d’un parent. Contre son gré, à son insu, l’enfant reconduit l’histoire familiale, emporté dans une spirale interactive négative qui l’interne et l’emprisonne, car là réside le paradoxe du fantôme, qui se manifeste par le négatif, dans ce qui ne peut être dit ou représenté : « Ce ne sont pas les trépassés qui viennent hanter, mais les lacunes laissées en nous par les secrets des autres. »[13] 
Selon R. Kaës[8], il y aurait une compulsion à transmettre l’inéluctable. De génération en génération, des messages indicibles et muets sont ainsi véhiculés, jusqu’à ce qu’ils aient trouvé un destinataire qui deviendra en même temps la victime d’un sort impitoyable et parfois cruel. D. Dumas[9] souligne la férocité inexorable de cette transmission en confiant que « la grande majorité des adolescents asilaires » qu’il avait rencontrés avaient eu à « explorer l’impensé généalogique qui (leur) avait servi de berceau ». Le « contrat narcissique » qui lie l’enfant à ses parents est remplacé par un « contrat psychotique » aliénant, précise E. Granjon[11]qui ajoute : « Seul un « contrat psychotique », en lieu et place du contrat narcissique de naissance, peut lui offrir une place possible, celle d’être la part cachée et inaccessible de la famille, qu’une construction autistique isole. »[12] 
Le développement du fœtus est lui-même inhérent aux liens affectifs conscients et inconscients que ses parents et en premier lieu sa mère, tissent avec lui. Elle lui communique ses pensées les plus intimes, ses fantasmes, ses désirs et ses pulsions. Ce qu’elle lui transmet trahit son éprouvé et les sensations les unissent de manière aussi subtile qu’inexorable. L’enfant de l’intérieur enregistrerait des informations sur l’état émotionnel de la mère et ces expériences fœtales pourraient enrayer sa croissance psychique qui, comme le souligne D. Dumas[14], soit « s’auto-engendre dans l’autre », soit « s’y auto-détruit ».
« Le trauma est dans le futur et non dans le passé »
                                                                                                         J. Derrida[10]
Adeline Landolt
Droits strictement réservés.

BIBLIOGRAPHIE :
[1] LACAN J., Ecrits, Texte intégral, Ed. Seuil 1999, p. 294
[2] RUFFIOT A., La thérapie psychanalytique de la famille, L’appareil psychique familial,Thèse 3ème cycle, Grenoble II
[3] ANDRE_FUSTIER F., AUBERTEL F., La transmission psychique en souffrance inLe générationnel, Ed. Dunod, Paris 2005
[4] LACAN J., Les complexes familiaux, mars 1938,  ecole lacanienne.net
[5] Ibid.
[6] GRANJON E., S’approprier son histoire in La part des ancêtres, Ed. Dunod, Paris 2006, p.42
[7] KAËS R., Le générationnel, Ed. Dunod, Paris 2005
[8] KAËS R., Généalogie et transmission, Echo-Centurion, Paris 1988
[9] DUMAS D., L’ange et le fantôme, Ed. de Minuit, Paris 1985, p.54
[10] DERRIDA J., L’écriture et la différence, Ed. du Seuil, Paris 1965
[11] Ibid.
[12] Ibid. p.53
[13] ABRAHAM et TOROK, L’écorce et le noyau, Champs Flammarion,  Ed. 2001
[14] Ibid.
[15] SLAMA W., Enjeux et perspectives in Anthropologie du fœtus, Ed. Dunod, Paris 2006
[16] GOLSE B., Le Fœtus dans notre inconscient, Ed. Dunod, Paris 2004